Par Marc Pointud. Président de la SNPB. Chevalier du Mérite Maritime.
En guise de préambule…
Et si l’on considérait l’évolution de la notion de patrimoine des phares à la lumière de l’utile précepte du célèbre traité de philosophie politique “Il Principe” (1532): “Heureux celui dont la façon de procéder rencontre la qualité des temps”. Autrement dit, toute proposition hors de l’air de son temps serait vouée à l’échec. L’expérience de la SNPB confirme qu’avoir évoqué la notion de patrimoine des phares en 2002, pas du tout en vogue à ce moment-là, s’est heurté à l’inadéquation des temps. Mais le temps est une dynamique. La roue tourne et fait changer de qualité les temps. La question est de pouvoir attendre les temps porteurs de la qualité requise. Une durée inconnue mais sur laquelle il est pourtant possible d’intervenir. Chaque phare est un patrimoine remarquable. Un patrimoine exceptionnel ce sont plusieurs phares remarquables considérés ensemble. Un jour viendra donc où le patrimoine des phares passera de remarquable à exceptionnel. Un jour où la qualité des temps sera favorable au développement de cette grande ambition. L’attention aux signaux, parfois subliminaux, aide à la reconnaissance de ces temps. En sommes-nous si loin ?
Nous pouvons aisément mesurer le chemin parcouru depuis cette époque révolue, il y a plus de vingt ans maintenant, alors que la notion de patrimoine des phares n’était que l’apanage de quelques rares spécialistes. L’engagement au long cours de la SNPB pour faire reconnaître ce patrimoine a porté ses fruits et désormais plus personne ne saurait contester cette évidence. Les temps ont changé. Mais ce n’est pas tout.
Les temps du pire auxquels le patrimoine a échappé….
Le patrimoine des phares a échappé aux propositions les plus délirantes des divers docteurs Mabuse qui ont croisé sa jeune histoire. Qui oserait par exemple encore soutenir que si une tour en mer s’effondrait, cela serait l’aboutissement d’un état d’obsolescence programmée par l’ingénieur l’ayant érigée ? Que penser lorsqu’un autre cerveau fécond en cuistreries avait imaginé conserver les phares en coulant du béton à l’intérieur ? Faut-il aussi rappeler cette proposition de “disneylandisation” évoquée par certains esprits obérés par le raisonnement comptable ? Partant du principe que les phares étaient trop nombreux à entretenir, ce plan prévoyait de ne garder qu’un phare représentatif de chaque type d’architecture ou situation. Égrenés au long des littoraux, les heureux élus auraient ainsi formé une sorte de parcours d’attraction suffisant pour contenter des amateurs passionnés. Restait à imaginer l’imbroglio d’intérêts régionaux qu’une telle proposition de choix eût provoqué face aux spécificités patrimoniales dont chaque phare est porteur.
Quelques exemples pour éclairer l’ineptie abyssale de ce plan. Du Four ou des Pierres Noires, érigés en même temps à deux ans près et à l’architecture semblable, lequel faudrait-il garder? Quel est le feu le plus représentatif de l’épopée des grands chantiers en mer? Ar-Men? la Jument? les Birvideaux? Un autre…? Quel est le plus vieux phare en service? Une question à fâcher Bretons et Aquitains selon le critère de référence. Au regard de l’année de mise en service, c’est incontestablement Cordouan qui l’emporte avec la date de 1611. Si l’on considère l’authenticité originelle de l’ensemble du phare, c’est au Stiff que revient la palme, son architecture n’ayant pas été modifiée depuis sa mise en service en 1700, tandis que le remaniement et la surélévation de Cordouan sous Louis XVI (1790) ont totalement modifié son aspect de 1611. Enfin, et ce n’est pas le moindre des dangers qui ont assailli ce patrimoine, il y eut le tout numérique satellitaire des années 2000 dont l’engouement allait jusqu’à prévoir l’inutilité du signal lumineux et donc l’extinction des phares ! La déesse de la Raison et malheureusement des accidents ont évacué cette posture en rappelant l’obligation de redondance des moyens de positionnement parmi lesquels la veille des feux. Une évidente précaution pour parer à toute éventualité. Car un œil sur les écrans c’est utile mais capter aux jumelles avec certitude le phare attendu, c’est mieux.
Un patrimoine engendré par la puissance publique au service de l’intérêt général…
En réalité tous ces errements extravagants n’ont servi que des egos mal placés. Ils ont surtout brouillé la perception du patrimoine des phares en tant qu’ensemble indissociable, œuvre de longue haleine d’un pays qui a su se mobiliser pour éclairer l’ensemble de ses côtes au service de l’intérêt général. La Commission des Phares de 1825, l’ingénieur Léonce Reynaud, père de nombreux phares, la Troisième République, les reconstructions d’après-guerre, toutes ces époques ont porté le même concept qui a présidé à l’établissement de ce vaste ensemble de phares, celui de la “ceinture lumineuse” du littoral, qui de Dunkerque à la Corse du Sud et dans les Outre-mer exprime la volonté d’apporter à tous les navigateurs sans distinction une sécurité de navigation aussi fiable que possible. Cet immense héritage, toujours en service pour la majeure partie, est désormais devenu un patrimoine national. Cette reconnaissance fait suite aux propositions transmises par la SNPB au Grenelle de la Mer en 2009. Depuis cette étape, les inscriptions aux Monuments Historiques ou les classements de ces édifices se sont succédé. Néanmoins, ces statuts de protection, pour indispensables qu’ils soient, participent aussi à une mise en avant des fiertés locales et, partant, portent le risque d’altérer le sentiment d’appartenance à cet ensemble patrimonial.
Un patrimoine exceptionnel c’est un ensemble de phares remarquables.
Par exemple, si les atouts du phare de Cordouan justifient bien entendu son label “patrimoine mondial”, le cavalier seul de sa candidature l’a conduit à une gloire d’un magnifique isolement, celle du “primus inter pares”. Être le “premier parmi ses pairs”, même avec prestige, ne peut faire oublier que ce qui est unique en réalité c’est cette ceinture lumineuse dont Cordouan est certes, un des joyaux. La reconnaissance du premier n’emporte pas celle des autres. Lorsque “la façon de procéder rencontrera la qualité des temps“, gloire viendra à cette succession de phares, en mer comme à terre, à ces architectures diversifiées et chantiers prodigieux, à cette histoire maritime humaine densément riche. Car cette saga industrielle et scientifique mondialement couronnée par le nom de Fresnel s’écrit depuis plus de 400 ans, tous phares et feux confondus, pour former un corpus patrimonial unique au monde.
Cette conception unitaire du patrimoine des phares et balises est défendue avec constance par la SNPB depuis ses origines. Plusieurs déconvenues importantes ayant déjà affecté ce patrimoine riche et diversifié démontrent que sa spécificité mérite à l’évidence une organisation structurée et coordonnée à tous les niveaux y compris budgétaire, à l’instar du Conservatoire du Littoral dont le succès n’est plus à démontrer. C’est une décision qui appartient au politique. Son retardement obère l’avenir de ce patrimoine.