Par Marc Pointud. Président de la SNPB. Chevalier du Mérite Maritime.
En guise de préambule…
Et si l’on considérait l’évolution de la notion de patrimoine des phares à la lumière de l’utile précepte du célèbre traité de philosophie politique “Il Principe” (1532): “Heureux celui dont la façon de procéder rencontre la qualité des temps”. Autrement dit, toute proposition hors de l’air de son temps serait vouée à l’échec. L’expérience de la SNPB confirme qu’avoir évoqué la notion de patrimoine des phares en 2002, pas du tout en vogue à ce moment-là, s’est heurté à l’inadéquation des temps. Mais le temps est une dynamique. La roue tourne et fait changer de qualité les temps. La question est de pouvoir attendre les temps porteurs de la qualité requise. Une durée inconnue mais sur laquelle il est pourtant possible d’intervenir. Chaque phare est un patrimoine remarquable. Un patrimoine exceptionnel ce sont plusieurs phares remarquables considérés ensemble. Un jour viendra donc où le patrimoine des phares passera de remarquable à exceptionnel. Un jour où la qualité des temps sera favorable au développement de cette grande ambition. L’attention aux signaux, parfois subliminaux, aide à la reconnaissance de ces temps. En sommes-nous si loin ?
Nous pouvons aisément mesurer le chemin parcouru depuis cette époque révolue, il y a plus de vingt ans maintenant, alors que la notion de patrimoine des phares n’était que l’apanage de quelques rares spécialistes. L’engagement au long cours de la SNPB pour faire reconnaître ce patrimoine a porté ses fruits et désormais plus personne ne saurait contester cette évidence. Les temps ont changé. Mais ce n’est pas tout.
Les temps du pire auxquels le patrimoine a échappé….
Le patrimoine des phares a échappé aux propositions les plus délirantes des divers docteurs Mabuse qui ont croisé sa jeune histoire. Qui oserait par exemple encore soutenir que si une tour en mer s’effondrait, cela serait l’aboutissement d’un état d’obsolescence programmée par l’ingénieur l’ayant érigée ? Que penser lorsqu’un autre cerveau fécond en cuistreries avait imaginé conserver les phares en coulant du béton à l’intérieur ? Faut-il aussi rappeler cette proposition de “disneylandisation” évoquée par certains esprits obérés par le raisonnement comptable ? Partant du principe que les phares étaient trop nombreux à entretenir, ce plan prévoyait de ne garder qu’un phare représentatif de chaque type d’architecture ou situation. Égrenés au long des littoraux, les heureux élus auraient ainsi formé une sorte de parcours d’attraction suffisant pour contenter des amateurs passionnés. Restait à imaginer l’imbroglio d’intérêts régionaux qu’une telle proposition de choix eût provoqué face aux spécificités patrimoniales dont chaque phare est porteur.
Quelques exemples pour éclairer l’ineptie abyssale de ce plan. Du Four ou des Pierres Noires, érigés en même temps à deux ans près et à l’architecture semblable, lequel faudrait-il garder? Quel est le feu le plus représentatif de l’épopée des grands chantiers en mer? Ar-Men? la Jument? les Birvideaux? Un autre…? Quel est le plus vieux phare en service? Une question à fâcher Bretons et Aquitains selon le critère de référence. Au regard de l’année de mise en service, c’est incontestablement Cordouan qui l’emporte avec la date de 1611. Si l’on considère l’authenticité originelle de l’ensemble du phare, c’est au Stiff que revient la palme, son architecture n’ayant pas été modifiée depuis sa mise en service en 1700, tandis que le remaniement et la surélévation de Cordouan sous Louis XVI (1790) ont totalement modifié son aspect de 1611. Enfin, et ce n’est pas le moindre des dangers qui ont assailli ce patrimoine, il y eut le tout numérique satellitaire des années 2000 dont l’engouement allait jusqu’à prévoir l’inutilité du signal lumineux et donc l’extinction des phares ! La déesse de la Raison et malheureusement des accidents ont évacué cette posture en rappelant l’obligation de redondance des moyens de positionnement parmi lesquels la veille des feux. Une évidente précaution pour parer à toute éventualité. Car un œil sur les écrans c’est utile mais capter aux jumelles avec certitude le phare attendu, c’est mieux.
Un patrimoine engendré par la puissance publique au service de l’intérêt général…
En réalité tous ces errements extravagants n’ont servi que des egos mal placés. Ils ont surtout brouillé la perception du patrimoine des phares en tant qu’ensemble indissociable, œuvre de longue haleine d’un pays qui a su se mobiliser pour éclairer l’ensemble de ses côtes au service de l’intérêt général. La Commission des Phares de 1825, l’ingénieur Léonce Reynaud, père de nombreux phares, la Troisième République, les reconstructions d’après-guerre, toutes ces époques ont porté le même concept qui a présidé à l’établissement de ce vaste ensemble de phares, celui de la “ceinture lumineuse” du littoral, qui de Dunkerque à la Corse du Sud et dans les Outre-mer exprime la volonté d’apporter à tous les navigateurs sans distinction une sécurité de navigation aussi fiable que possible. Cet immense héritage, toujours en service pour la majeure partie, est désormais devenu un patrimoine national. Cette reconnaissance fait suite aux propositions transmises par la SNPB au Grenelle de la Mer en 2009. Depuis cette étape, les inscriptions aux Monuments Historiques ou les classements de ces édifices se sont succédé. Néanmoins, ces statuts de protection, pour indispensables qu’ils soient, participent aussi à une mise en avant des fiertés locales et, partant, portent le risque d’altérer le sentiment d’appartenance à cet ensemble patrimonial.
Un patrimoine exceptionnel c’est un ensemble de phares remarquables.
Par exemple, si les atouts du phare de Cordouan justifient bien entendu son label “patrimoine mondial”, le cavalier seul de sa candidature l’a conduit à une gloire d’un magnifique isolement, celle du “primus inter pares”. Être le “premier parmi ses pairs”, même avec prestige, ne peut faire oublier que ce qui est unique en réalité c’est cette ceinture lumineuse dont Cordouan est certes, un des joyaux. La reconnaissance du premier n’emporte pas celle des autres. Lorsque “la façon de procéder rencontrera la qualité des temps“, gloire viendra à cette succession de phares, en mer comme à terre, à ces architectures diversifiées et chantiers prodigieux, à cette histoire maritime humaine densément riche. Car cette saga industrielle et scientifique mondialement couronnée par le nom de Fresnel s’écrit depuis plus de 400 ans, tous phares et feux confondus, pour former un corpus patrimonial unique au monde.
Cette conception unitaire du patrimoine des phares et balises est défendue avec constance par la SNPB depuis ses origines. Plusieurs déconvenues importantes ayant déjà affecté ce patrimoine riche et diversifié démontrent que sa spécificité mérite à l’évidence une organisation structurée et coordonnée à tous les niveaux y compris budgétaire, à l’instar du Conservatoire du Littoral dont le succès n’est plus à démontrer. C’est une décision qui appartient au politique.Son retardement obère l’avenir de ce patrimoine.
Un charpentier de la plus pure tradition construisait des navires de pêche aux qualités reconnues. Il avait appris le métier auprès de ses pères dans le chantier familial. Ses méthodes ancestrales étaient éprouvées. Ses coques, aux lignes d’une efficacité parfaite à la mer, surgissaient sans plan si ce n’est parfois quelques traits au crayon gras au revers d’une chute d’aubier. Ce charpentier était, sans le savoir, dans la pure tradition empirique de la construction navale artisanale. Il était tout à la fois le bois de ses navires, leur créateur, leur père, leur médecin, mais jamais leur fossoyeur, comme l’attestait le tout proche cimetière de vieilles coques aux couleurs éteintes que chaque marée digérait un peu plus tandis que le portrait à l’aura tutélaire du fondateur trônait à la cimaise d’un hangar, rappelant le sacre du lieu. Sans doute le charpentier rêvait-il aussi de courbes bien faites et de retours de galbords aux lignes harmonieuses que ses puissantes mains calleuses effleuraient si souvent avec tant de délicatesse avant de décréter leur aptitude à la navigation. Tout cela était son quotidien, son biotope dirions-nous, mais sûrement pas du patrimoine. Sans épouse ni enfants ou congés -mais pouvait-il en être autrement ?- le charpentier travaillait ainsi, une éternelle clope roulée charbonnant à la lèvre inférieure. Toute sa vie était ici, au chantier.
Un terrain d’arrière-port d’échouage abritait ce haut lieu de la construction navale depuis le début du XXe siècle. Tel une aquarelle croquée par un navigateur illustrant une escale de son journal, le chantier donnait à voir quelques hangars, de bric et de broc assemblés, fruits d’ajouts successifs mais fort bien réalisés en bois noirci par des années de bitume. Tout cela avait belle allure et fleurait bon le coaltar, le bitord et les fragrances du bois débité. Un lieu préservé du temps, perché en limite de cette grève de fond de port, à un jet de pierre de l’église. Deux rails sortaient du premier hangar pour emprunter la pente sablonneuse de la plage, écrasés par le poids d’un long chariot auréolé de la gloire de presque deux siècles de lancements et mises à sec. Quelques yachts aussi avaient vu le jour dans cette Mecque du bois, dont un qui eut son heure de gloire méritée lorsqu’à son bord le père courut un Fasnet d’anthologie de l’entre-deux guerres. Sa place très honorable voisinait celle du vainqueur, un yacht dessiné par Stephens. À juste titre, ses lettres de noblesse tiraient fierté d’une expérience, d’un savoir-faire, d’un coup d’œil, en un mot d’une tradition qui avait permis de se mesurer avec panache à l’un des plus grands de l’excellence de la construction navale. L’autre hangar débordait, dans ses hauts, de monceaux de pièces de bois échafaudées dans des équilibres qui défiaient les décennies et les strates de poussière tandis qu’un immense et large établi se pressait le long du mur latéral, surchargé d’outils, fers et maillets à calfat, varlopes et autres basaigües. Le dernier bâtiment abritait des billes de bois débitées en plateaux ainsi qu’une resserre où s’entassaient cordages, goudron, peintures et toute une quincaillerie navale, non de plaisance, mais de ces agrès en fort galva prêts à affronter les rudesses du grand métier. Ce couloir, encombré et odorant, conduisait à une pièce toute à la fois bureau et salle à manger où trônait un gros poêle nourrit abondamment à la sciure et aux chutes de bois. Quelques pieux souvenirs de quatre générations tentaient d’égayer les lieux sans oublier que Notre Dame des Marins veillait à leur sauvegarde. Une petite chambre clôturait la visite de ce domaine intemporel qui avait eu la chance d’échapper à l’occupant et leurs zélés délateurs alors même que le chantier avait fourni par une nuit obscure de novembre 43 un canot à voiles à un commando anglais en retour de mission.
Alors qu’au cours des années 70, intellectuels et autoproclamés du genre découvraient l’authenticité des traditions du terroir, survint un jour sur la grève du chantier un écrivain. La renommée de l’atelier et celle de son patron haut en couleurs étaient parvenues aux oreilles du plumitif. Ce dernier convainquit l’artisan de tout l’intérêt de restituer dans un ouvrage la tradition de la charpenterie navale, métier à l’époque en voie de disparition. Le livre une fois sorti, le charpentier devenu célèbre ne se lassait pas d’expliquer à ses visiteurs à grands coups de crayon sur des chutes de contreplaqué que son travail était issu de la tradition de la construction navale artisanale, que le savoir-faire des générations précédentes ne devait pas disparaître et que la construction en plastique envahissait tout. Il jouait son rôle de gardien de l’orthodoxie des gestes ancestraux et accueillait non sans fierté les approbations bien senties des spectateurs avant de dispenser quelques dédicaces.
Le charpentier et l’auteur ont ainsi contribué à travers leur témoignage minutieux et détaillé à la préservation de la mémoire d’un chantier hors d’âge, future source d’inspiration pour, qui l’eut cru, la renaissance du métier un demi-siècle plus tard. Une clairvoyante prospective certainement, mais cette vertu manque généralement aux décideurs publics. Car la suite du récit montre malheureusement qu’une guerre peut parfois être moins destructrice que l’appétit d’un élu convaincu que la vacuité de son mandat peut se mesurer à la grande Histoire. Rien n’arrête un projet que l’insensé voudrait oint de la grâce de Cendrillon car le vaniteux n’a pas conscience de son insignifiance pour se satisfaire d’une citrouille alors qu’il attendait un carrosse.
Au décès du charpentier, la municipalité reprit le terrain qui avait été loué à sa famille pour quelques francs dans les années 1900. Des pétitions s’élevèrent, militant pour la sauvegarde du lieu en l’état, désormais objet de patrimoine. Un repreneur fut même pressenti mais sans suite, la mise aux normes se révélant hors de prix et la municipalité n’ayant de toute façon aucune intention de conserver le chantier. La chanson du patrimoine n’atteint pas toutes les oreilles.
Un beau matin, des engins mirent à bas les hangars et nivelèrent le terrain. Ensuite asphalté, il devint une place zébrée de blanc et cernée de jardinières aux pétunias mauves et roses, rêve de tout élu sans ambition hormis celle de plaire à son électorat vieillissant. Le lieu, désormais sans caractère et aussi commun qu’un parking de supérette, aurait pu porter le nom du chantier, si un sursaut de ressenti patrimonial eût effleuré cette nébuleuse municipale. Que nenni ! Il n’en fut rien, tout au contraire. Imaginant sans doute qu’en accolant sa médiocre histoire au renom des plus grands cela transmettrait célébrité sinon gloire à sa propre petitesse, l’auteur de ce massacre urbanistique décida de le baptiser « Place François Mitterrand », loin d’imager ce que furent ces lieux ou le haut fait de résistance de l’épopée du commando anglais. Il advint par la suite ce que cette soif de modernité échevelée avait engendré. Un supermarché tant désiré s’installa à l’ouvert du parking. Non qu’il ne fut pas utile aux habitants, mais d’autres terrains ne manquaient pas ailleurs. Par miracle, cette implantation dota le bourg d’un rond-point garni de fleurs sans affecter les finances de la commune. Tout cela créant une fréquentation certaine, les élus, dans leur élan d’expansion dont ils se veulent les thuriféraires, décidèrent que le quai de la plaisance serait celui du front de mer du parking. Sable décapé, mur de béton élevé, pontons, anneaux, bancs, lampadaires, jardinières à nouveau, flèches peintes au sol, conteneurs à déchets, sens unique, boutique et office de tourisme, douches et bureau du port, toute la panoplie normative se déploya un peu plus chaque saison afin que cet endroit perde enfin tout caractère. C’était à qui aurait la proposition la plus étrangère à la nature maritime du lieu, empreinte qui résistait malgré tout un peu, géographie oblige. En Absurdie, d’un concours d’âneries ne peuvent sortir que des monstruosités.
Lorsque le petit train apparu, seuls de rares esprits affûtés perçurent les clameurs de la mémoire piétinée de tant d’années de tradition maritime.
LA SOCIÉTÉ NATIONALE POUR LE PATRIMOINE DES PHARES ET BALISES A VINGT ANS EN 2022 : LE BEL ÂGE
2022 marque le vingtième anniversaire d’une présence continue de la SNPB au chevet du patrimoine des phares et balises. Notre long cheminement au militantisme convaincu a longtemps évolué dans un environnement pas du tout enclin à reconnaître officiellement que le corpus des phares et balises détenait tout le potentiel d’un patrimoine maritime national à préserver. Le temps a fait son œuvre.
Vingt ans est une étape. L’occasion de dresser le synopsis de ces années d’action, celles de la naissance d’un patrimoine, objet de déni ou d’appropriation mercantile, cause de ralliements tardifs et intéressés, mais sujet de passion et d’engagement pour les pionniers de sa défense. En relater le déroulé minutieux serait un exercice hors de ce propos plus modeste qui souhaite montrer comment une cause juste n’est jamais perdue pour peu que sa flamme résiste au temps.
Prêcher dans le désert ? Pas tout à fait …
Fondée en 2002, la Société Nationale pour le Patrimoine des Phares et Balises (SNPB) écrit l’histoire de ce patrimoine depuis ses débuts. Pionnière de la notion de patrimoine des phares elle a toujours soutenu que ces monuments procédaient de la mémoire maritime du pays, ce qui à l’époque, passait pour incongru. Une anecdote éclairera ce propos. Quelques mois après la création de la SNPB,une première entrevue fut enfin obtenue avec les instances nationales en charge des phares. Cette rencontre restera une expérience d’anthologie au cours de laquelle la distanciation technocratique fut toute aussi intense que la douche suscitée sur notre enthousiasme. Nous faisions face à un monologue embrouillé à dessein, cherchant à nous convaincre que les phares n’étaient en aucun cas du patrimoine mais de simples instruments d’un service public technique et qu’ils étaient parfaitement entretenus. Si l’on fait fi de l’histoire, Versailles n’est en effet pas plus qu’un assemblage de matériaux. Nous avons fort heureusement par la suite rencontré de nombreux acteurs et usagers du balisage reconnaissant aux phares cette dimension patrimoniale. Les langues se déliaient et certains soutiens, issus du service, choisissaient l’anonymat eut égard au climat délétère de l’époque que faisait régner un certain discours officiel.
D’autres pensaient que nous prêchions dans le désert. Or les graines étaient semées et il en aurait fallu davantage pour nous convertir à l’abandon de notre projet que ces Cassandre qualifiaient d’irraisonnable sinon de fou. Il s’agissait en effet de faire reconnaître les phares comme patrimoine et provoquer les circonstances qui mèneraient un jour à leur sauvegarde. Autrement dit, devenir acteur de l’évolution patrimoniale de ces phares, tous empreints d’un pan important de l’histoire maritime de notre pays. Un choix au long chemin sans aucun doute, mais la détermination est un puissant moteur.
Une force de frappe
Alors que nos découvertes et révélations montraient à quel point l’écart était grand entre réalité et discours autorisé, l’aura de la SNPB grandissait et les soutiens se manifestaient de plus en plus. Les médias, la presse écrite notamment, jouèrent un rôle essentiel dès les débuts. Ils restent un levier puissant et déterminant. Plus tard, l’opération «Lumière sur Tévennec» sera bien évidemment le déclencheur de l’intérêt porté par un cortège de médias de toutes catégories, de France comme de l’étranger. Au cours de ces années, reportages, interviews, articles, et vidéos, signés par les plus grands médias, ont sensibilisé plusieurs millions de spectateurs et lecteurs. Dans ce sillage médiatique, de nombreuses personnalités sont venues soutenir la démarche de la SNPB et restées à ses côtés. Tout comme le grand public qui a participé à cet élan d’intérêt depuis les origines. Des artistes reconnus, aux supports variés, ont trouvé l’inspiration à Tévennec, démontrant ainsi la justesse de notre programme de résidence sur un phare en mer. Notre prétendue utopie est désormais devenue réalité convoitée. Ces soutiens et médias, de toute nature et jusqu’aux plus renommés, représentent désormais une grande force de frappe au service du patrimoine des phares et balises. Car une cause juste ne saurait grandir à l’ombre de ses contempteurs.
La terrible saga d’un vaste patrimoine
La SNPB a dû défendre ses objectifs et pour cela adopter des positions nécessairement contrastées face à une opinion officielle adepte de la célèbre rengaine «tout va très bien Madame la Marquise». Délivrer le constat de la vérité peut conduire à endosser le rôle de grain de sable. Certaines réunions furent cordialement glacées et force est de constater que la défense du patrimoine n’attira pas que la bienveillance à notre égard. Énoncer ce qui manque dans un ensemble patrimonial dont l’inventaire n’est pas suivi ne pouvait plaire à ses administrateurs. Vouloir comprendre les « disparitions », voire en chercher l’origine, engendrait rarement la sérénité des débats et ouvrait les horizons infinis des méandres administratifs où s’évanouissaient fort à propos les requêtes. Parmi de nombreux dossiers, citons l’invraisemblable disparition de l’entier mobilier du phare du Planier (Marseille) que nous retrouverons des années plus tard en vente publique à Paris. Au-delà de son aspect rocambolesque, cette affaire relevait d’une enquête et assez probablement du pénal. Si suite lui fut donnée elle ne nous est jamais parvenue. Comment savoir ? Quand on appartient à la société civile et si l’on comprend que cette appellation est un euphémisme autorisé pour signifier que l’on est pas du sérail, il ne reste qu’à s’excuser pour l’outrecuidance de ses questionnements. Ou faire front.
Ce que nous fîmes en 2003 par exemple pour sauver le site du phare du Stiff (Ouessant), promis à une vente à la découpe par les Domaines à la demande du service des phares. Les deux maisons de gardiens concernées dans cet ensemble exceptionnel furent, sur notre intervention, attribuées au Conservatoire du Littoral. Le site échappait à son démembrement. Suite au Grenelle de la mer le phare sera transféré au Conservatoire et désormais l’ensemble du site, dûment restauré par ce nouveau propriétaire, est un des hauts lieux du patrimoine des phares ouvert au public. Bien entendu, si nous dénoncions l’attitude du service des phares c’est qu’il en était le gestionnaire direct mais en réalité sa marge de manœuvre était plus qu’étroite face à l’assujettissement aux règles d’une administration pléthorique. Il reste que l’on peut toujours y apporter plus ou moins de zèle. Un conflit d’appréciation bien connu.
Telle est la terrible saga d’un vaste patrimoine. C’eût pu être une affaire bien menée car le fonds était riche et surtout encore très présent, tout juste exhumé d’un temps qui relevait pour partie de l’ancienne vie des phares. Ce fût un désastre orchestré par l’absence de suivi attentif et minutieux dont firent preuve dogmatisme et pesanteur structurels. Au fond, ce qui est arrivé au patrimoine était prévisible car les conditions de ses tribulations étaient réunies et leurs prémisses perceptibles, sous réserve d’y porter une attention éclairée. Déjà le déclin avait été annoncé par la mutation de l’ancien service des phares, important et jouissant d’une grande autonomie, qui fut réduit au rang de bureau sur l’organigramme ministériel. L’automatisation systématique des feux dès les années 80 fut aussi déterminante. En vidant progressivement les phares de toute présence, elle délaissait ainsi un matériel important qui, brutalement muté du service actif au déclassement, devint l’objet de concupiscences diverses et personnelles. Car l’automatisation des phares en mer suppose leur électrification préalable et donc la dépose de l’ancien système d’éclairage au pétrole incandescent, parfois l’ancienne optique. Ces pièces historiques aux matériaux de haute qualité, étaient parfaitement entretenues en état de service par les gardiens. Ces objets présentaient toutes les qualités pouvant attiser les envies. Il faut savoir que ces interventions furent la plupart du temps le fait de sociétés sous-traitantes titulaires de ces marchés et il faut aussi se demander qui pouvait bien avoir techniquement la capacité de délester un phare en mer de ses matériels pesants voire de ses meubles et boiseries. Il faudrait aussi évoquer tout ce que le service lui-même a dispersé et détruit sous les fourches caudines des tableaux comptables. Qu’un phare s’adapte à l’évolution technologique, rien de plus normal. Que cela se fasse sans le suivi attentif de son inventaire patrimonial ne peut être que préjudiciable.
Nous avons des années de notes, témoignages, documents divers sur toutes ces questions épineuses dont beaucoup irrésolues qui sont autant de sources illustrant cette situation et dont la compilation serait trop longue ici.
Persévérance
La SNPB, forte de ses membres et soutiens, a milité âprement toutes ces années pour faire reconnaître ces palais du littoral comme dignes d’entrer au panthéon du patrimoine de la France maritime. Mais que de temps et d’énergie, de démonstrations et notes auprès des diverses instances tant il est vrai que ce qui se conçoit suscite aisément réunions et mots pour le dire tandis que ce qui devrait se réaliser souffre de procrastination, syndrome d’une néoplasie administrative paralysante apte à torpiller les initiatives.
Il aura fallu attendre sept ans pour qu’en 2009, le Grenelle de la Mer, qui demanda à la SNPB d’apporter sa contribution, permette aux phares d’acquérir le statut de patrimoine. Du moins juridiquement, car les solutions concrètes avancées, quoique ayant l’heur d’avoir été formulées, ont manqué d’une vision globale et novatrice. L’inventif ne sort pas toujours du chapeau des grandes réunions. Au vrai, il convient de considérer que le patrimoine des phares n’est pas un patrimoine comme les autres car la fonction première de ces édifices est de rester opérationnels pour le service de balisage. Ceci induit une dichotomie, à savoir deux profils aux contraintes parfois divergentes pour un unique édifice, le phare établissement du balisage actif et le phare monument patrimonial. Le Grenelle de la mer, à l’instar de notre proposition, a proposé que la gestion des phares ne soit plus uniquement opérationnelle mais intègre une dimension patrimoniale (Engagement N° 103). Une proposition de bon sens et sans doute trop nuancée qui a plongé les deux ministères concernés, l’écologie à l’époque et la culture, dans un sourd conflit de compétences aux civilités de bon aloi. Une situation qui a quelque peu évolué au cours des dix dernières années alors que progressivement les phares devenaient monuments historiques. En réalité, au nom de la mission régalienne, autorité et contrôle sur ces édifices relèvent toujours du service du balisage.
Un militantisme au service des phares en mer
Le Grenelle de la mer scella la cause des phares à terre en les rendant à la visite. Alors que les collectivités, qui associaient enfin phare et patrimoine, en retirait dans l’enthousiasme les bénéfices, la SNPB comprenait que les grands laissés pour compte étaient les phares en mer, patrimoine dont tout un chacun s’accordait à le trouver exceptionnel, unique, fabuleux, emblématique, source d’inspiration, de mystère et de romantisme puissant, mais pour lequel aucun de ces admirateurs ne sut jamais s’engager d’une quelconque manière, fût-elle symbolique. Ces monuments se dressaient bien visibles en mer et tant qu’ils tiendraient debout la raison de leurs thuriféraires l’emporterait, préservant leurs prébendes attachées à ces nouveaux sanctuaires du patrimoine. Figures hiératiques d’un passé désormais romantisé à l’eau de rose et non de mer, les phares du large ont été la cible de spéculations soutenues par leurs contempteurs. Aussi folles qu’irresponsables pour ne pas dire grotesques, au palmarès de ces brillantes idées il y a le choix entre laisser la mer les achever, ce qui hélas eut lieu pour certaines tourelles historiques, et emplir les tours avec du béton pour qu’elles résistent. Ce fut le temps de nos zoïles, dont on ne peut que dénoncer les inconséquentes décisions qui affectèrent irrémédiablement le patrimoine de plusieurs phares en mer. On oublie pas que peu de temps avant leur classement, les phares en mer d’Iroise ont été la cible de campagnes de «travaux de nettoyage» radicaux. Tel ce feu, un beau jour de juillet 2013, au pied du phare de la Vieille, alimenté par des pièces de bois jetées au bas de la tour. Aux jumelles on voyait des parties de mobilier et lambris… Du patrimoine en fumée ? Tel ce jour au cours duquel le phare d’ Ar Men fut vidé sans ménagement des «saletés accumulées par des générations de gardiens» (sic). Du patrimoine aux ordures ? Des méthodes que l’on aurait cru d’un autre temps. Reconnaître ce qui peut devenir patrimoine est affaire de sensibilité subtile à ne pas confier à tous les.esprits. Débusquer le patrimoine vernaculaire n’est pas une question d’études. Reconnaître qu’une optique de Fresnel relève du patrimoine est d’une froide évidence. Sauver du feu une chaise cassée gravée au nom d’un gardien c’est vouloir conserver ce qu’il y a de plus marquant et rare dans le patrimoine, la trace du quotidien d’une vie écoulée. Depuis le Grenelle de la mer, plusieurs vagues de classement et d’inscription à l’Inventaire sont intervenues au profit d’environ la moitié des édifices remarquables. La dimension patrimoniale des phares prend progressivement sa place.
S’engager pour la sauvegarde d’un patrimoine maritime aussi exceptionnel et connu du monde entier fût dès lors l’objectif premier de la SNPB. Dans cette perspective elle signait en 2011 une convention d’occupation pour un phare en mer, Tévennec. L’objectif était double : restaurer le lieu pour l’ouvrir à un usage alternatif et l’ériger en emblème de la défense des phares en mer. L’un et l’autre ont été atteints hormis la restauration des lieux malgré un intense travail de préparation du dossier des travaux et la mobilisation d’entreprises mécènes. Cette autorisation fut retirée au dernier moment par l’administration désireuse de reprendre la main dans le cadre du plan concernant les phares en mer, sujet évoqué plus loin. Mais notre propos n’est pas ici de détailler cette période largement documentée depuis l’opération “Lumière sur Tévennec”.
Il faudrait aussi inscrire au tableau du militantisme les navigations, les démarches, réunions et conférences, les participations aux salons, colloques et festivals maritimes, les articles et publications qui ont jalonné toutes ces années pour porter la voix de la SNPB partout en France, des littoraux aux villes de l’intérieur, des publics passionnés les plus variés aux cabinets ministériels. Un itinéraire de propositions hélas contraintes par une époque adepte de la RGPP,* cette religion de « l’art de faire mieux avec moins ». La cause des phares, et singulièrement celle des phares en mer, devait rester affaire de passion et de large partage pour un jour émerger.
Vingt ans après…
Quoi qu’il en soit, notre action, désormais reconnue et suivie depuis vingt ans, devait un jour porter ses fruits. Toutefois lorsque le décideur est la puissance publique, tout projet doit d’abord entrer en phase avec ses choix politiques du moment, notamment ceux des finances publiques. Or il semble que la situation actuelle ait évolué favorablement.
Que l’on en juge. La fameuse rigueur budgétaire s’est muée en «programme d’action publique». On ne parle plus de « révision » mais « d’action ». La différence n’est pas uniquement sémantique. De rigueur, les choix financiers de l’État sont devenus relance budgétaire. La pandémie est passée par là. La création d’un ministère de la mer en juillet 2020, muni de compétences réelles parmi lesquelles la gestion des phares et balises a été déterminante.
Ainsi, avons-nous eu cette année la confirmation par le ministère de la Mer, convaincu par ailleurs par notre long militantisme, qu’il préparait un plan de restauration des phares en mer, doté d’un financement public pluriannuel. Son élaboration suppose une période de mise au point que notre impatience à le voir aboutir trouve légitimement longue. Néanmoins, nous appliquons un suivi régulier et vigilant à l’avancement de ce projet. Il est vrai qu’en matière de travaux maritimes l’échelle du temps, toujours longue, s’étire entre études préparatoires, financements et mise en chantier. L’histoire de la construction des phares en mer nous rappelle que parfois plusieurs dizaines d’années se sont écoulées entre un projet et sa réalisation concrète. Nous n’en sommes sans doute plus là et assurance nous a été donnée d’être informés dès la complétude de ce plan. Ce qui en toute logique, l’annonce remontant à mars dernier, devrait normalement être enfin annoncé dans les semaines à venir. Au reste, sachant que désormais la mise en avant du patrimoine maritime est une priorité ministérielle revendiquée, le paradigme de cette mise en valeur n’aura de cohérence qu’en assurant sa protection. Et si la SNPB est particulièrement fière de porter l’étendard du patrimoine des phares et balises depuis ses origines, c’est à ses membres et soutiens qu’elle le doit, souvent depuis les premières années.
Une aventure loin d’être achevée, tant s’en faut !
Au cours de ces vingt ans, la notion de patrimoine des phares et balises a pris forme, est devenue concrète et finalement s’impose de nos jours. Le champ d’investigation reste immense.
« La France doit pouvoir valoriser et s’appuyer sur son patrimoine lié à la mer, et mieux mettre en avant ces richesses trop peu visibles à l’échelle nationale »
précise le communiqué conjoint des ministères de la Mer et de la Culture annonçant la création d’une mission chargée de rédiger un prochain rapport dans ce sens. Le « patrimoine exceptionnel que constitue les phares recevra une attention particulière » poursuit le texte . De quoi nous réjouir. Nous ne pouvons que contribuer activement à ce que nous attendons depuis si longtemps et avons contribué à bâtir. Voici un programme qui s’annonce riche. Avec le programme de restauration des phares en mer, il faudra se pencher sur l’organisation de la gestion de ce patrimoine pour laquelle s’impose un modèle adapté à ses contingences, notamment celles liées à la mise en œuvre de la seconde vie des phares, dont Tévennec. Le devenir du patrimoine désaffecté du balisage actif constitue aussi un pan important qui méritera toute notre attention. Comme on le voit, notre devise “Sauvons nos Phares” a de belles années à venir.
Extraits de l’article paru dans la dernière édition 2020 de l’Almanach du Marin Breton.
Pour l’édition 2020 du célèbre Almanach du Marin Breton; la SNPB a eu l’honneur d’apporter sa contribution aux articles de fond qui chaque année sont proposés aux nombreux utilisateurs de cet ouvrage, les gens de mer et marins du Ponant relevant des divers services maritimes de l’État et des marines de commerce, de la pêche et bien sûr de la plaisance.
Une très belle vitrine pour ce patrimoine dont la notoriété dépasse largement les frontières du monde maritime. Nous reproduisons ici quelques extraits de ces pages.
NOTA : La version intégrale est disponible en texte brut au format .pdf sur demande par mail pour les membres de la SNPB. (Pour chaque envoi vérifiez vos spams)
Extrait de la page 2
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La construction des phares, les avancées technologiques qui les ont toujours hissés à l’avant-poste de leur mission d’éclairage, les femmes, les hommes et jusqu’aux enfants, qui les ont servis avec courage au prix de grands sacrifices parfois, les liens lumineux que leur intercession a ourdis au cours des siècles pour mener les marins à bon port, les espoirs et inquiétudes qu’ils ont maintes fois suscité·e·s à leurs scrutateurs, les catastrophes qu’ils ont permis de parer, leur présence tangible et fidèle, les imaginaires que leur symbolisme enflamme depuis toujours, tout concourt à susciter non seulement notre admiration mais aussi notre dévouement à soutenir leur cause en ces temps qui laissent filer leur remorque imperceptiblement mais avec la détermination de ceux qui larguèrent celle du radeau de la Méduse. Le tribunal des hommes n’est rien à l’endroit de celui de l’Histoire.
“J’y étais ! ” s’exclamèrent celles et ceux qui osèrent, face au doute et à la réprobation, progéniture dévoyée de l’ignorance et de la veulerie. “Moi j’en fus” clamèrent tous ensemble les partisan·e·s de la cause face à leurs sournois détracteurs, désormais honnis d’avoir su tirer profit à l’encontre d’une cause qu’ils tentent vainement de rallier en l’encensant benoîtement. Le tribunal des hommes n’est rien face à celui de l’Histoire.
Alors, serez-vous de notre combat ? Car c’en est un. Le régime océanique à cette particularité d’alterner les périls dépressionnaires aux calmes et lumineux matins anticycloniques. La vie du patrimoine des phares et balises n’y échappe pas. Après avoir navigué sous les latitudes de l’espoir des années post Grenelle de la mer voici qu’au vent l’horizon s’obscurcit, contre toute attente, de désordres tempétueux. Le veilleur serait-il fatigué d’une trop longue nuit de quart ? Ne seraient-ce qu’hallucinations d’un cerveau largué à la dérive d’un futur qui désormais lui échapperait ? “Négatif” comme l’on dit en poste. Le quart est affaire sérieuse qui ne souffre vigilance d’à peu près.
“Je prends !” avait-il clairement dit d’un ton de commandement en montant sur la passerelle. L’usage de la mer. Pour manifester au descendant que l’on endosse la responsabilité pleine et entière de ce qui suit. On monte au quart comme au front.