Il était si beau ce vieux chantier…

Un conte de Noël proposé par Marc Pointud

Un charpentier de la plus pure tradition construisait des navires de pêche aux qualités reconnues. Il avait appris le métier auprès de ses pères dans le chantier familial. Ses méthodes ancestrales étaient éprouvées. Ses coques, aux lignes d’une efficacité parfaite à la mer, surgissaient sans plan si ce n’est parfois quelques traits au crayon gras au revers d’une chute d’aubier. Ce charpentier était, sans le savoir, dans la pure tradition empirique de la construction navale artisanale. Il était tout à la fois le bois de ses navires, leur créateur, leur père, leur médecin, mais jamais leur fossoyeur, comme l’attestait le tout proche cimetière de vieilles coques aux couleurs éteintes que chaque marée digérait un peu plus tandis que le portrait à l’aura tutélaire du fondateur trônait à la cimaise d’un hangar, rappelant le sacre du lieu. Sans doute le charpentier rêvait-il aussi de courbes bien faites et de retours de galbords aux lignes harmonieuses que ses puissantes mains calleuses effleuraient si souvent avec tant de délicatesse avant de décréter leur aptitude à la navigation. Tout cela était son quotidien, son biotope dirions-nous, mais sûrement pas du patrimoine. Sans épouse ni enfants ou congés -mais pouvait-il en être autrement ?- le charpentier travaillait ainsi, une éternelle clope roulée charbonnant à la lèvre inférieure. Toute sa vie était ici, au chantier.

Un terrain d’arrière-port d’échouage abritait ce haut lieu de la construction navale depuis le début du XXe siècle. Tel une aquarelle croquée par un navigateur illustrant une escale de son journal, le chantier donnait à voir quelques hangars, de bric et de broc assemblés, fruits d’ajouts successifs mais fort bien réalisés en bois noirci par des années de bitume. Tout cela avait belle allure et fleurait bon le coaltar, le bitord et les fragrances du bois débité. Un lieu préservé du temps, perché en limite de cette grève de fond de port, à un jet de pierre de l’église. Deux rails sortaient du premier hangar pour emprunter la pente sablonneuse de la plage, écrasés par le poids d’un long chariot auréolé de la gloire de presque deux siècles de lancements et mises à sec. Quelques yachts aussi avaient vu le jour dans cette Mecque du bois, dont un qui eut son heure de gloire méritée lorsqu’à son bord le père courut un Fasnet d’anthologie de l’entre-deux guerres. Sa place très honorable voisinait celle du vainqueur, un yacht dessiné par Stephens. À juste titre, ses lettres de noblesse tiraient fierté d’une expérience, d’un savoir-faire, d’un coup d’œil, en un mot d’une tradition qui avait permis de se mesurer avec panache à l’un des plus grands de l’excellence de la construction navale. L’autre hangar débordait, dans ses hauts, de monceaux de pièces de bois échafaudées dans des équilibres qui défiaient les décennies et les strates de poussière tandis qu’un immense et large établi se pressait le long du mur latéral, surchargé d’outils, fers et maillets à calfat, varlopes et autres basaigües. Le dernier bâtiment abritait des billes de bois débitées en plateaux ainsi qu’une resserre où s’entassaient cordages, goudron, peintures et toute une quincaillerie navale, non de plaisance, mais de ces agrès en fort galva prêts à affronter les rudesses du grand métier. Ce couloir, encombré et odorant, conduisait à une pièce toute à la fois bureau et salle à manger où trônait un gros poêle nourrit abondamment à la sciure et aux chutes de bois. Quelques pieux souvenirs de quatre générations tentaient d’égayer les lieux sans oublier que Notre Dame des Marins veillait à leur sauvegarde. Une petite chambre clôturait la visite de ce domaine intemporel qui avait eu la chance d’échapper à l’occupant et leurs zélés délateurs alors même que le chantier avait fourni par une nuit obscure de novembre 43 un canot à voiles à un commando anglais en retour de mission. 

Alors qu’au cours des années 70, intellectuels et autoproclamés du genre découvraient l’authenticité des traditions du terroir, survint un jour sur la grève du chantier un écrivain. La renommée de l’atelier et celle de son patron haut en couleurs étaient parvenues aux oreilles du plumitif. Ce dernier convainquit l’artisan de tout l’intérêt de restituer dans un ouvrage la tradition de la charpenterie navale, métier à l’époque en voie de disparition. Le livre une fois sorti, le charpentier devenu célèbre ne se lassait pas d’expliquer à ses visiteurs à grands coups de crayon sur des chutes de contreplaqué que son travail était issu de la tradition de la construction navale artisanale, que le savoir-faire des générations précédentes ne devait pas disparaître et que la construction en plastique envahissait tout. Il jouait son rôle de gardien de l’orthodoxie des gestes ancestraux et accueillait non sans fierté les approbations bien senties des spectateurs avant de dispenser quelques dédicaces.

Le charpentier et l’auteur ont ainsi contribué à travers leur témoignage minutieux et détaillé à la préservation de la mémoire d’un chantier hors d’âge, future source d’inspiration pour, qui l’eut cru, la renaissance du métier un demi-siècle plus tard. Une clairvoyante prospective certainement, mais cette vertu manque généralement aux décideurs publics. Car la suite du récit montre malheureusement qu’une guerre peut parfois être moins destructrice que l’appétit d’un élu convaincu que la vacuité de son mandat peut se mesurer à la grande Histoire. Rien n’arrête un projet que l’insensé voudrait oint de la grâce de Cendrillon car le vaniteux n’a pas conscience de son insignifiance pour se satisfaire d’une citrouille alors qu’il attendait un carrosse.

Au décès du charpentier, la municipalité reprit le terrain qui avait été loué à sa famille pour quelques francs dans les années 1900. Des pétitions s’élevèrent, militant pour la sauvegarde du lieu en l’état, désormais objet de patrimoine. Un repreneur fut même pressenti mais sans suite, la mise aux normes se révélant hors de prix et la municipalité n’ayant de toute façon aucune intention de conserver le chantier. La chanson du patrimoine n’atteint pas toutes les oreilles.

Un beau matin, des engins mirent à bas les hangars et nivelèrent le terrain. Ensuite asphalté, il devint une place zébrée de blanc et cernée de jardinières aux pétunias mauves et roses, rêve de tout élu sans ambition hormis celle de plaire à son électorat vieillissant. Le lieu, désormais sans caractère et aussi commun qu’un parking de supérette, aurait pu porter le nom du chantier, si un sursaut de ressenti patrimonial eût effleuré cette nébuleuse municipale. Que nenni ! Il n’en fut rien, tout au contraire. Imaginant sans doute qu’en accolant sa médiocre histoire au renom des plus grands cela transmettrait célébrité sinon gloire à sa propre petitesse, l’auteur de ce massacre urbanistique décida de le baptiser « Place François Mitterrand », loin d’imager ce que furent ces lieux ou le haut fait de résistance de l’épopée du commando anglais. Il advint par la suite ce que cette soif de modernité échevelée avait engendré. Un supermarché tant désiré s’installa à l’ouvert du parking. Non qu’il ne fut pas utile aux habitants, mais d’autres terrains ne manquaient pas ailleurs. Par miracle, cette implantation dota le bourg d’un rond-point garni de fleurs sans affecter les finances de la commune. Tout cela créant une fréquentation certaine, les élus, dans leur élan d’expansion dont ils se veulent les thuriféraires, décidèrent que le quai de la plaisance serait celui du front de mer du parking. Sable décapé, mur de béton élevé, pontons, anneaux, bancs, lampadaires, jardinières à nouveau, flèches peintes au sol, conteneurs à déchets, sens unique, boutique et office de tourisme, douches et bureau du port, toute la panoplie normative se déploya un peu plus chaque saison afin que cet endroit perde enfin tout caractère. C’était à qui aurait la proposition la plus étrangère à la nature maritime du lieu, empreinte qui résistait malgré tout un peu, géographie oblige. En Absurdie, d’un concours d’âneries ne peuvent sortir que des monstruosités.

Lorsque le petit train apparu, seuls de rares esprits affûtés perçurent les clameurs de la mémoire piétinée de tant d’années de tradition maritime.